Doonesbury de Gary Trudeau

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C'est en 1975 qu'une bande dessinée a gagné, pour la première fois, le Prix Pulitzer du dessin humouristique dans un journal. Il s'agit, bien entendu, de Doonesbury, justement couronnée puisqu'il n'existe pas de meilleure introduction à la politique américaine. Gary Trudeau jette un certain regard bien à lui sur ce qui se passe dans son pays, des Prix Watergate accordés par la station de radio WBBY (au cours desquels Mike Doonesbury commente de cette façon la manque de conspiratrices: "Nous notons la croyance très répandue selon laquelle les femmes seraient 'incapables de garder un secret', mais à notre avis ceci ne justifie pas le refus de leur accorder un droit égal d'entraver l'exercice de la justice!"), au cirque médiatique qu'était le procès d'O.J. Simpson. Les dessins de Gary Trudeau ne sont pourtant pas de ceux dans lesquels les hommes politiques paraissent, déguisés, pour marquer un point contre leur adversaire. Trudeau ne croit évidemment pas que les hommes politiques vaillent la peine d'une caricature; souvent il ne les représente que par une voix qui flotte au-dessus de la Maison Blanche, ou par un symbole quelconque; une bombe dont l'amorce est déjà en feu signale Newt Gingrich, une plume Dan Quayle, un vide George Bush. Il est néanmoins journaliste engagé. Le personnage cauchemardesque de Mr. Butts, né de la mauvaise conscience de Mike pendant qu'il débat s'il acceptera ou non de faire la publicité du tabac, reparaît au cours des ans pendant que Trudeau explique comment l'industrie américaine du tabac combat toute tentative de limiter sa profitabilité mortelle. Pour voir comment Trudeau traite une question d'une actualité plus limitée, voir plutôt les numéros de Doonesbury qui traitent de la désignation du juge Clarence Thomas. Thomas fut accusé d'harcèlement sexuel, et Trudeau, persuadé que le Sénat n'avait pas pris suffisamment au sérieux les témoignages de ceux - et de celles - qui l'opposaient, publia, toujours sous forme de bande dessinée, des citations intégrales du témoignage d'Angela Wright, qu'on avait fait doucement insérer dans le record au lieu d'y attirer l'attention du grand public.

Tout cela est fort bien, mais c'est sûrement très éloigné de la B.D. telle que nous la connaissons? Eh bien, parmi ceux qui ne partagent pas cet avis sont John Byrne et Chris Claremont.Rick et Joanie paraissent dans X-Men #133
Au coeur même de l'épopé des X-Men, (à l'époque lointaine où X-Men représentait ce que la B.D. avait de plus beau), en plein milieu du drame intensément émotionné des Days of Future Past (Jours du Temps Perdu), ils ont trouvé la place de ce gentil petit hommage. Rick ne peut être que Rick Redfern, reporter - même si, sous la plume de Gary Trudeau, il n'a jamais paru aussi debonair - et Joanie est forcément Joanie Caucus, assistante au sénateur Lacey Davenport - qui a dû être bien plus âgée que cela en 1981, puisqu'elle approchait la quarantaine au moment de sa première rencontre avec Mike, avant de commencer ses études de droit. Mais, enfin, qui n'est pas plus beau dans les dessins de John Byrne que partout ailleurs!

X-Men convient parfaitement à un hommage à Doonesbury, parce que la réussite de la bande de jeunes mutants doit beaucoup à l'utilisation, pour la construction du récit, des techniques de feuilleton, et que la bande dessinée de Gary Trudeau est indisputablement un des feuilletons les plus durables du monde de la B.D. Au mois d'octobre 1970, Mike Doonesbury s'installa au collège de Walden, dans la chambre qu'il devait partager avec le sportomane B.D., et depuis ce moment-là le récit suit sa vie, à travers l'université et l'emploi, le mariage, la paternité et le divorce. Plus d'un quart de siècle de B.D. quotidiennes (et en couleur le dimanche): même en prenant des vacances de temps en temps, ça fait quelques huit ou neuf mille numéros. Dave Sim, l'auteur de Cerberus, se vanta à The Comics Journal " J'ai créé des histoires de 250-pages. Melmoth faisait 250 pages. High Society faisait 500 pages. Celle-ci est un roman, celle-là est un conte ou une nouvelle. Pour moi, cela fait deux choses tout à fait différentes." Eh bien, Doonesbury, pour autant que les bandes quotidiennes soient serrées sur la page, doit aisément dépasser les 1000 pages. Citons encore une fois Dave Sim "Voilà une foutue quantité de dessins. C'est un véritable engagement. Voici de l'authentique."

Doonesbury tient aussi du feuilleton en ce qu'il crée une dépendance. Il nous faut, à nous autres inconditionnels, notre dose quotidienne. Nous vous dirons peut-être que ce besoin résulte de notre désir de nous tenir au courant des actualités, mais ce n'est pas toute la vérité: il nous faut aussi savoir ce que sont devenus nos personnages préférés. Mike et Kim vaicront-ils les obstacles qui les séparent (la différence de leur âge, le fait que Kim a déménagé à Paris, la nullité globale de Mike)? Les affaires de ce couple exemplifie aussi très bien la façon dont Gary Trudeau manie la continuité. D'un côté, Mike Doonesbury, héros (ou anti-héros) de l'histoire, membre fondateur de la Commune de Walden, marié avec J.J. (la fille de Joanie) et père de leur fille Alex. Convaincu que ses études à l'Ecole de Commerce risquent de corrompre ses principes moraux, Mike y renonce pour travailler dans la publicité ce qui le mène à promouvoir un bureau d'hôtesses, les préservatifs et finalement Ronald Reagan - aux électeurs Noirs. La réaction initiale de Mike est "C'est une épreuve, n'est-ce pas? Pour voir s'il me reste la moindre honte?" mais bien entendu il ne lui reste aucune honte, (Doonesbury est basé sur une réelle compréhension de ses personnages, mais il est aussi un récit humouristique), et sa carrière continue vers son nadir, la création de Mr. Butts, superméchant en costume bizarre, comme ceux que confronte Superman. Suivent des jours sombres: Mike perd son emploi, et J.J. le quitte pour son ancien amant Zeke, mais les choses tournent au meilleur quand Trudeau décide de s'en servir comme moyen d'aborder le nouveau monde plein de promesses qu'est le métier de développeur de logiciels. Doté (au cours de sa "rêverie d'été" annuelle) d'un nouvel emploi et d'une nouvelle vie dans la belle cité nouvelle de Seattle, où les paysages magnifiques frappent à la fenêtre comme si ils priaient d'entrer dans la maison, Mike fait connaissance avec Kim. Fiançailles secrètes de Mike et Kim Kim, elle aussi, a toute une histoire dans Doonesbury, bien que, avant son histoire d'amour avec Mike, Trudeau s'en servît presqu'exclusivement pour commenter les actualités: Kim était la dernière des orphelins sortis du Vietnam pour être adoptés au Etats-Unis, l'enfant précoce qui apprit à parler en imitant les couplets publicitaires de la tv et la rhétorique electoral de Jimmy Carter, la lycéenne dont la réussite académique est expliquée par ses camarades de classe comme "un trait racial... un truc asiatique" plutôt que comme le résultat de son application à ses études. Voici de la continuité sérieuse: un quart de siècle de personnages secondaires qu'on peut revoir ou remanier pour que tout sujet abordé ait l'air d'une partie intégrale de l'histoire.

Pour illustrer la façon dont les thèmes politiques de Doonesbury sont soudés aux personnages, on pourrait également indiquer Ms. Joanie Caucus. Son existence remonte à 1972, quand Mike et Mark s'embarquent à la recherche de l'Amérique, et rencontrent Joanie qui a déjà pris la fuite de son foyer et de son mari. Elle les raccompagne à la Walden Commune, s'y installe et travaille à la maternelle jusqu'à ce qu'elle se décide d'étudier le droit. Sa présence permet à Trudeau d'argumenter les idées féministes de l'époque; en même temps, Joanie regarde d'un oeuil bienveillant mais parfois dérouté la bande d'étudiants qui peuplent l'histoire. Premier rencontre de Joanie et Zonker Quelle joie que son premier rencontre avec Zonker Harris, bronzeur médaillé, infiniment irresponsible et, à sa façon, l'âme même de cette B.D. Ensuite, Joanie entre à la Faculté de Droit (où elle rencontre des professeurs d'un sexisme héroique) et gère la campagne electorale de sa camarade de classe Ginny (au cours de laquelle elle rencontre son futur partenaire Rick Redfern et son futur patron, l'adversaire de Ginny, Lacey Davenport, voir ci-dessus pour tous les deux) Trudeau se sert de l'amitié entre Joanie et Andy Lippincott pour exprimer son dégoût du refus du gouvernement d'agir contre le SIDA, et sa vie domestique pour examiner comment une femme peut en même temps tenir un poste à la Maison Blanche et être la mère d'un jeune enfant.

La juxtaposition de deux exemplaires publiés à plus de 20 ans d'intervalle souligne aussi combien le trait de Trudeau a évolué depuis le début. L'extraordinaire durée de Doonesbury crée dans une seule B.D. une situation comparable à celle du genre de B.D. des superhéros. Les écrivains comme les lecteurs ont grandi avec des versions antérieures, moins sophistiquées, des personnages actuels, pour lesquelles ils ont un certain mépris, mais beaucoup d'amour. C'est presque la raison d'être de Supreme d'Alan Moore; dans son Animal Man(l'Homme Animal), Grant Morrison ne cacha jamais sa conscience de reprendre un personnage attachant, mais qui ne pourrait jamais sortir du second rang: le dénouement de son récit promena son héros à travers des limbes habités par des personnages mort-vivant tels les Inferior Five (les Cinq inférieures). Ces approches ludiques et post-modernes des conventions du genre typifient l'attitude des meilleurs écrivains de B.D. - et Gary Trudeau s'y plaît aussi.Doonesbury, hier et aujourd'hui Il se permet un nombre de plaisanteries au cours desquelles le personnage regarde à l'extérieure de son cadrage quadruple pour s'adresser directement au lecteur, pour répondre aux lettres, pour se plaindre de son manque d'emploi dans le programme annoncé. Trudeau comprend que ses personnages ont mûri avec le passage du temps, mais aussi avec sa propre maturation artistique, et cette compréhension harmonise parfaitement avec son post-modernisme humouristique.

J'ai parlé surtout des congruences de Doonesbury avec la B.D. des superhéros, parce que celle-ci est centrale pour beaucoup de bédéphiles anglo-saxons qui risquent, en ignorant Doonesbury, de ne pas lire une histoire formidable. Elle a aussi une très forte présence sur Internet; voir par exemple The Electronic Town Hall (La Mairie Electronique), site carrément excellente, même pour les indifférents à la B.D en soi. Quelques-uns des moments les plus osément politiques de Doonesbury se lisent à The Controversial Doonesbury (Doonesbury Controversé).

Doonesbury est publié dans de nombreux journaux anglophones. Moi, je le lis dans le Guardian mais vous le trouverez aussi dans le International Herald Tribune, toujours en anglais. Y a-t-il un journal français qui le publie? Ou une édition sous forme de livre, telle qu'il en existe en anglais? Je l'ignore. Une collection exhaustive est disponible en cédérom Mindscape dont le titre What a long, strange strip it's been! (Que la B.D. a été longue et bizarre) fait allusion à la chanson Truckin des Grateful Dead.




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