Lisez l'épopée des Bojeffries!

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Ce début d'année 1998 me trouve enfin à même d'accueillir mes amis francophones avec cette traduction toute neuve (préparée sur mon ordinateur tout neuf avec l'aide de la version toute neuve de Homesite - excusez donc, s'il vous plaît, mes fautes de débutant!). Vous y trouverez des dessins magistralement animés par Roger (avec toutes nos excuses à Steve Parkhouse), des diatribes dans mon genre habituel, et ce que je pourrai extraire comme contributions à de tiers. Continuez donc pour lire ici ce qui m'obsède actuellement, ou bien partez à la découverte de l'essentiel du site...

Dans les pays anglo-saxons, "bande dessinée" est synonyme de "superhéros" du genre de Superman et Batman: non seulement pour ceux qui, en devenant adultes, renoncent à lire les BDs, mais aussi pour bon nombre des enthousiastes qui naviguent le web à la recherche de sites BD. La majorité aiment surtout le côté "peu de mots, beaucoup d'action" des BD héroiques, et ce site-ci, étant plutôt le contraire, n'est pas pour leur plaire (bien que ces chers messieurs avec le goût des vêtements inhabituels n'en sont pas entièrement absents: vous trouverez ailleurs (en anglais) l'analyse liguistique de notre invité Stephen Mellor des histoires de Batman de deux époques ...) Il y a également, même en Angleterre, des bédéphiles qui évitent à tout prix les superhéros: j'ai récemment entendu par hasard dans la boutique spécialiste Forbidden Planet "J'y ai jeté un coup d'oeuil rapide, et puisqu'il n'y avait pas de déguisements dedans, je l'achète..." Ceux qui exigent l'absence des superhéros plutôt que leur présence ont droit à leur préférence, et ce sont sans doute plus doués pour le critique que ceux qui pensent le contraire. Mais ils ne sont pas pour autant libérés de l'empire des vigilants masqués. "S'opposer à quelquechose, c'est le maintenir..." dit Ursula LeGuin. "Certes, si vous tournez le dos vers Mishnory et vous vous éloignez de la cité, vous n'en êtes pas moins sur la route de Mishnory." Qu'ont donc les superhéros qui les rend si essentiels, en bien ou en mal, à notre conception de ce que nous cherchons dans une BD?

C'est une question qui cherche une réponse, soit dit en passant, non pas une figure de rhétorique pour faire penser à une certaine manque de maturité, même une homosexualité inavouée chez l'anglais, révélées par son goût des superhéros. Je crois qu'il s'agit plutôt de la force des BDs que de leur faiblesse, et je ne suis pas seule à le croire:

...Il me semble qu'il y a quelque chose de spécial entre la BD et le superhéros. Qu'on dise: les superhéros, l'on pense à la BD. La BD: et l'on pense tout de suite aux superhéros. Je trouve cela fort bien. Je n'y vois pas de mal, et je pense que...cela m'inquiète parfois quand les gens assimilent la BD pour adultes à la BD sans superhéros. Parce que les superhéros, cela n'a rien d'intrinsèquement mal. Dans Enigma ...
Voilà ce que dit Peter Milligan (au cours d'un interview dont vous trouverez l'intégrale à l'excellente - quoiqu'un peu délaissée - page qui lui est dédié The League of the Green Lizard). On vient de lui demander si cela avait était pour lui l'inconvénient de travailler aux Etats Unis, qu'il y est quasiment obligatoire d'écrire des superhéros. Sa réponse: qu'il n'y voit pas d'inconvénient, non plus qu'Homer ne souffrait de l'obligation d'écrire les activités à taille surhumaine de ses personnages épiques.

La BD est faite pour les superhéros. Le réalisme limité du côté graphique du médium sert admirablement á montrer l'irréel d'une façon croyable. Prenons par exemple le vol. Dans un livre de texte classique, l'auteur doit en parler chaque fois qu'un personnage quitte le sol, quitte à choisir entre trop d'emphase et trop peu, entre l'invisible et l'incroyable. Un film révèle un homme étendu sur le ventre, immobile dans le ciel ou bien cherchant désespérément que faire des bras. Mais l'instant figé d'une case de BD préserve le geste même du vol. Et puis, que dire des costumes? encore une fois, le réalisme du film n'y répond pas: on n'a qu'à penser à Superman vêtu de lycra d'un bleu électrique. La BD sait profiter du costume - soit ajusté, soit pèlerine ondulante - pour souligner les mouvements du corps. Le geste stylisé reflète les pouvoirs exagérés du héros. Le médium de la BD, même quand elle se veut le plus "réaliste", inclue un bon dosage de l'irréel; rien de mieux pour dépeindre le héroique, qui s'éloigne inévitablement, de son essence, de la réalité quotidienne. Ces BDs ne nous persuadent pas que la vie est ainsi, seulement que c'est ainsi qu'elle serait, si seulement...

La plupart des bédéphiles anglo-saxons (et comme je l'ai déjà dit, il s'agit ici de la BD anglophone. Aucun journal anglophone n'aurait posé à Milligan la question sur les superhéros, parce que nous autres anglo-saxons, nous y sommes habitués. Ou nous les aimons, ou nous les détestons, mais nous n'y pensons pas beaucoup... Les bédéphiles européens, eux aussi, subissent la charme indéfinissable des superhéros, mais ceux-ci restent pour eux encore une petite manie des anglais. Ce qui n'est pas pour ignorer les petites manies de la BD francophone, bien entendu... ) La plupart des lecteurs de BDs anglophones, alors, ont connu et aimé la BD par les superhéros, et il en est de même pour quelques uns des meilleurs créateurs. Ceux qui refusent de lire "les trucs sur les mecs en costumes" ne connaîtront jamais Enigma dont il est fait mention ci-dessus, qui examine l'obsession de l'adolescent pour son héros d'un oeil tout aussi rigoureusement critique qu'ils le feraient eux-mêmes. Ils ne liront pas Watchmen, qui est, parmi autres, une investigation très adulte des raisons variées pour lesquelles une grande personne finirait par mettre un costume bigarré et aller par les rues pour combattre le crime; et des façons dont le monde serait transformé par de telles actions. Ils ne liront certainement pas Animal Man de Grant Morrison, qui prend comme son point de départ un des personnages les plus cons de l'histoire de la BD, le sujette à un processus impitoyable de déconstruction littéraire, et finit par le rendre non seulement très drôle mais aussi infiniment touchant.

Le coup de coeur de la BD pour le superhéros est confirmé par une raison plus sordide. Dès que l'industrie a compris jusqu'où les techniques de feuilleton servaient à vendre la BD, elle a perçu tout un monde de possibilités dans la nature binaire du superhéros. Non seulement la tension entre la personnalité costumée et celle qui reste cachée est une source fertile de récits qui montrent à l'adolescent troublé la possibilité de contentement (Peter Parker est dédaigné par des camarades de classe admirateurs de Spiderman, Lois Lane est amoureuse de Superman mais considère Clark Kent comme un lâche); ce dédoublement permet une coexistence extraordinaire entre le changement et la permanence. Dick Grayson continue à lutter contre le mal, tout en abandonnant le persona de Robin, considéré comme puérile; et si la maison d'édition décide sur le tard que Robin faisait après tout vendre, un nouveau jeune ami de Batman peut assumer le costume. Flash est mort, vive le nouveau Flash! Cette mutabilité est un avantage très évident des BD qui racontent les aventures d'un équipe de héros: les nouveaux X-Men arrivent, les moins réussis sont abandonnés au gré du marché. Il est moins évident, mais également vrai, qu'un seul personnage à deux faces peut constituer à lui seul un équipe, pour être manipulé avec le même cynisme.

Je termine ces réflections, comme je les ai commencées, par les mots de Peter Milligan:

Le problème arrive avec les attentes des lecteurs quant aux superhéros. Parce que, quand on écrit, on n'écrit pas dans un vide. On écrit dans l'attente qu'il y a de certains gens qui vont lire ceci.
et, qui que soient ces gens, ils auront la BD qu'ils méritent. Si nous acceptons la manufacture industrielle, si nous achetons toutes les publications dans lesquelles paraît Wolverine, ou tout autre personnage préféré, quelque peu intéressant que soit l'histoire, quelque peu de ressemblance qu'il y ait entre le Wolverine de cette histoire et celui que nous avons appris à aimer dans l'oeuvre de d'autres créateurs, alors le genre "superhéros" sera dédaigné par tout lecteur intelligent. Mais si nous refusons par principe d'acheter quoi que ce soit dans lequel les personnages sont si drôlement vêtus, nous nous éloignons de quelques exemples de ce que la BD a de meilleur, et nous éloignons le genre d'une partie de son terrain le plus fertile.


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